roi des Canaries
roi des Canaries
Jean IV de Béthencourt est né en 1362 au château de Grainville-la-Teinturière, fils de Jean III de Béthencourt et de Marie de Braquemont.
Son père est tué le 16 mai 1364 à la bataille de Cocherel, sous les ordres de Du Guesclin.
En 1377, à l’âge de quinze ans, Jean IV de Béthencourt entre au service du duc d’Anjou, frère aîné du roi Charles V.
Sa mère décède vers 1382.
Après être entré au service de Louis de Valois, futur duc d’Orléans, il participe à une expédition en Berbérie d’avril à novembre 1390 sur les côtes d’Afrique du Nord avec Gadifer de la Salle ; c’est probablement à ce moment qu’il entend parler de l’importance des Canaries.
En 1392, à 30 ans, il épouse Jeanne du Fayel. A cette époque, il est chambellan du roi Charles VI.
Un Génois, Lanzaroto Malocello (francisé en Lancelot Maloisel), avait séjourné en 1312 à Lanzarote qui lui doit son nom.
Béthencourt avait dû entendre parler de cette expédition en 1390 et de la présence de l’orseille sur ces îles, un colorant (un lichen) rare et cher qui pouvait être du plus haut intérêt à Grainville-la-Teinturière.
En 1339, le majorquin Angelino Dulcert avait dessiné la première carte donnant un tracé convenable des Canaries.
Après avoir probablement étudié de tels documents et avoir décidé de son expédition, Béthencourt disposait du soutien de son cousin, Robert de Braquemont, qui avait été envoyé en Castille en 1386 pour aider le roi Jean II ; il assurera le financement de l’expédition de Jean de Béthencourt (7 000 livres) contre une hypothèque sur ses biens.
Ambassadeur de France en Castille à partir de 1405, Robert de Braquemont aidera Jean de Béthencourt dans ses relations avec l’Espagne.
En fait, d’après Moreri, le roi de Castille Henri III aurait confié en 1401 la conquête des Canaries à Robert de Braquemont qui en donna la commission à Jean de Béthencourt, son parent.
Par ailleurs, Harfleur était alors un port très fréquenté par les marins castillans.
L’épopée de Jean de Béthencourt nous a été relatée avec un luxe de détails, dans un manuscrit conservé à la bibliothèque municipale de Rouen : « Le Canarien ».
Il est l’œuvre de Jean V de Béthencourt (1432-1505), fils de Regnault de Béthencourt et neveu du conquérant des Canaries et il date des environs de 1490.
Il a été écrit avec l’aide et les témoignages du frère Bontier et du prêtre Jean Le Verrier. C’est un formidable récit d’aventures, près d’un siècle avant les exploits de Christophe Colomb.
Mais que sont alors ces îles lointaines ?
Les Iles Fortunées
Dans l’Atlantique, au large des côtes de l’Espagne et de l’Afrique du Nord, trois archipels volcaniques se dressent au-dessus des flots : deux étaient inhabités à l’arrivée des colons européens (Madère et les Açores), un autre (les Canaries) était habité par une population préhistorique.
L’archipel des Canaries, formé de sept îles et de six îlots, est situé au large des côtes de l’Afrique, à une centaine de kilomètres seulement à l’ouest du cap Juby et du Sahara occidental rattaché au Maroc.
Les deux îles les plus proches de l’Afrique, Fuerteventura et Lanzarote, sont sèches et arides à cause des pluies rares.
Par contre, le relief volcanique des cinq îles occidentales (Grande Canarie, Tenerife, Gomera, La Palma et Hierro) est beaucoup plus accidenté et retient les nuages qui leur procurent humidité et végétation luxuriante.
A Tenerife, le pic du Teide, un volcan, atteint 3 717 mètres. A la Grande Canarie, le Poza de las Nieves culmine à 1 950 mètres et, à La Palma, le Roque de los Muchachos atteint 2 423 mètres.
Quant à Hierro et Gomera, ces îles sont bordées de falaises abruptes et les routes qui les parcourent actuellement sont souvent vertigineuses.
L’existence de ces îles est connue dès l’Antiquité, mais elles restent mystérieuses.
Au VIIIe siècle avant notre ère, Hésiode y situe les limites du monde.
Les Egyptiens les auraient longées vers 680 avant notre ère.
Elles auraient été explorées au Ier siècle de notre ère par le fils du roi Juba II de Mauritanie.
Plutarque, Pline parlent des îles Fortunées, de la Canaria où vivent des chiens sauvages, de l’Ile de Panyre (Fuerteventura), des baleines qui nagent dans ces eaux.
Ptolémée (IIe siècle de notre ère) parle de Pluralia (à cause de l’abondance des pluies, il s’agit de Hierro). Mais il faut attendre le XIIIe siècle pour qu’on reparle de cet archipel, de ces îles Fortunées.
Au large des côtes d’Afrique
Après avoir quitté son château de Grainville, Jean de Béthencourt rejoint le port de La Rochelle avec quelques seigneurs et compagnons normands ; il y retrouve Gadifer de la Salle, seigneur gascon qui, avec d’autres Gascons, se joint à son projet d’expédition.
Le départ a lieu de La Rochelle le 1er mai 1402.
En raison des vents contraires, il faut attendre au nord-ouest de l’Espagne, à Vivero, puis les navires rejoignent la Corogne, longent les côtes du Portugal et arrivent à Cadix.
Craignant de manquer de vivres, disant qu’on les « mène mourir » certains marins quittent l’expédition.
Leur nombre tombe de 80 au départ à 53.
Au bout de huit jours, les navires arrivent devant Graciosa, petite île située au nord de l’Ille Lancelot (actuellement Lanzarote).
Le roi de cette dernière, Guadarfia, se soumet sans difficulté à Béthencourt.
Dans la langue des indigènes, l’île est nommée Titeroyugatra.
Au sud de l’île, Béthencourt fait ériger un premier château qu’il appelle Rubicon.
Il en confie le commandement à Berthin de Berneval, seigneur cauchoix, et se rend avec Gadifer sur l’île suivante située au sud, l’Ille d’Erbane dite Fortaventure (actuellement Fuerteventura).
Mais ils n’y rencontrent personne ; la population s’est réfugiée dans le sud de l’île à l’arrivée des navires.
Ce dernier va alors repartir pour l’Espagne afin de demander au roi des renforts et des vivres ; Gadifer restera sur place.
Le royaume des Canaries.
Mais les dissensions entre Normands et Gascons vont perturber les débuts de la jeune colonie.
Dès avant le départ de La Rochelle, Berthin de Berneval avait déjà créé un « clan » ; il n’aimait pas Gadifer et avait attisé la discorde entre les Normands de Béthencourt et les Gascons de Gadifer.
Gadifer a cependant toujours confiance en Berthin de Berneval et, lorsque le navire « Morelle » arrive, il l’envoie négocier avec son capitaine.
Berthin de Berneval tente de monter une expédition pour son compte mais, par fidélité pour Béthencourt, le capitaine du « Morelle » refuse.
Berthin organise alors un complot contre Gadifer avec, pour complices, Pierre de Liens, Augier de Montignac, Siot de Lartigue, Bernard de Castelnau, Guillaume de Nau, Bernard de Mauléon dit le Coq, Guillaume de Salerne dit Labat, Morellet de Courrouge, Jean de Vidouville, Bidault de Hornay, Bernard de Montauban et Jean Lalieu (d’Aunis).
De leur côté Gadifer, Remonnet de Lavedan et quelques autres vont sur la petite Ille de Loupes (île de Lobos), afin de se procurer des peaux de « loups marins » pour se fabriquer des chaussures.
A court de vivres sur cette île déserte et sans « yaue douce », Gadifer envoie Remonnet au château de Rubicon pour s’y ravitailler.
Là, il apprend que Berthin est parti à Graciosa avec ses complices pour parlementer avec le capitaine du navire « Tranchemar ». Avec ses compagnons, Berthin se rend à Grant Aldée (Teguise) pour rencontrer le roi et l’assurer de sa protection.
Mais, pendant leur sommeil, il surprend le roi et ses gens, et les capture ; il les amène sur le navire espagnol « Tranchemar » qui mouille devant Graciosa !
Le roi de Teguise cependant arrive à rompre ses liens et s’évade ; il s’échappe des mains des chrétiens pour la sixième fois mais, malheureusement, vingt-deux Canariens sont emmenés sur le « Tranchemar » par Berthin pour être vendus comme esclaves.
Bien plus, il envoie le bâtard de Blessy vers Rubicon et celui-ci s’empare du bateau chargé de vivres que Remonnet de Lavedan avait préparé pour Gadifer et ses compagnons encore sur « l’Ille de Loupes ».
Un canot du « Tranchemar », avec sept hommes à bord, vient charger ces vivres : du vin, des biscuits, de la viande salée.
Pendant ce temps, Berthin arrive à Rubicon par voie terrestre, accompagné de trente hommes du « Tranchemar ».
Ils festoient et Berthin livre aux marins espagnols les femmes françaises se trouvant à Rubicon, celles-ci crient et se débattent.
Puis il fait charger des vivres et des armes (arcs et arbalètes), prises au château de Rubicon, sur le bateau de Gadifer et le canot du « Tranchemar ».
Mais les deux chapelains et les deux écuyers du château sont inquiets pour Gadifer et les dix hommes se trouvant avec lui sur « l’Ille de Loupes » ; ils vont trouver à Graciosa Francisco Calvo (« Fransique Calve » dans le texte), le capitaine du « Morelle ».
Celui-ci leur détache un de ses hommes, Ximenez, avec une chaloupe qui part de Rubicon vers « Loupes » accompagné de Guillaume Le Moigne, Jean Le Chevalier, Thomas Richart et Jean Le Maçon.
Là, ils retrouvent Gadifer souffrant de la faim et de la soif : « toutes les nuis il metoit un drap linge dehors à la rozée du cyel, puis le tendoit et buvoit les goutes pour estancher la soif ». Ils retournent tous à « Lancelot » et Gadifer apprend avec étonnement les méfaits de Berthin de Berneval qui était considéré par lui-même et par Béthencourt comme l’un des meilleurs éléments de l’expédition.
Les deux chapelains, frère Pierre Bontier et Messire Jehan Le Verrier, se trouvant sur le navire « Morelle », le capitaine et deux gentilshommes (Pierre du Plessis et Guillaume d’Allemagne) vont sur la nef « Tranchemar » pour annoncer que tout ce qu’elle emporte appartient à Béthencourt et Gadifer.
Craignant d’être trahi à son tour, Berthin de Berneval abandonne à terre ses complices et s’enfuit en Espagne avec toute sa prise. Quant à ses douze complices, ils s’embarquent sur un canot vers la côte d’Afrique (« la terre des Sarazins ») ; dix d’entre eux vont périr en mer et les deux derniers seront capturés et réduits en escalavage. L’un mourra et l’autre, Siot de Lartigue, « est demouré vif en la main des païens ».
Entre-temps, Béthencourt était arrivé à Cadix.
Le roi de Castille avait apprécié vivement les résultats qu’il avait obtenu aux Canaries.
Béthencourt envoie alors la « nef de Messire Gadifer » de Cadix à Séville, où séjourne le roi, mais elle fait naufrage à l’embouchure du Guadalquivir.
Arrive alors Francisco Calvo, capitaine du « Morelle », qui le retrouve et lui signale qu’il vient chercher du ravitaillement pour Gadifer.
C’est alors que la nef « Tranchemar » arrive à Cadix avec Berthin de Berneval et certains de ses complices ; ils sont arrêtés et mis en prison.
Lorsque Béthencourt apprend ces événements, il est trop tard ; le capitaine Ferrant d’Ordonez est déjà reparti en Aragon où il vendra les prisonniers canariens.
Béthencourt est alors reçu par Henri III, roi de Castille, et lui demande de lui donner pour mission de conquérir et évangéliser les Iles Canaries.
Il lui en fait hommage en tant que roi et « seigneur de tous les pays des environs et de plus proche roi chrétien ».
Cet hommage est accepté par le roi de Castille qui lui donne la seigneurie des Canaries, le cinquième des marchandises canariennes et le droit de battre monnaie aux Canaries, c’est ainsi que Béthencourt sera « roi des Canaries
».
Béthencourt a ainsi obtenu du roi un bateau de vivres avec 80 hommes ; il l’envoie à Gadifer avec un message lui annonçant son retour et la nouvelle de l’hommage rendu au Roi de Castille pour les Canaries, Madame de Béthencourt, qui était venue rencontrer son mari à Cadix, repart à Grainville avec Enguerrand de la Boissière.
Béthencourt fait aussi le bilan de la trahison de Berthin de Berneval et de ses vingt-deux complices, la plupart « estoient du pais de Gascongne, d’Anjou, de Poitou et trois de Normandie ». Mais la trahison et les exactions de Berthin de Berneval ont eu aussi des conséquences en ce qui concerne les relations avec les autochtones, ils prennent une attitude hostile, causant la mort de quelques membres de l’expédition.
Le chroniqueur note qu’ils disent alors « que nostre foy et nostre loy n’estoit point si bonen que nous disions ». Bien plus, un Canarien Ache (Atchen) veut devenir roi de Lancelot proposant un accord à Gadifer et la livraison du roi Guadarfia.
Le 24 novembre 1402, Gadifer fonce avec vingt hommes vers Arrecife où il surprend le roi Guadarfia avec son conseil (cinquante personnes) ; le roi est arrêté et mis aux fers à Rubicon.
Ache arrive alors à Rubicon et Gadifer lui promet d’être roi à la place de Guadarfia mais seulement si lui et les siens se font baptiser.
Mais un groupe d’hommes d’Ache, parti du silo à orge (l’ancien château construit en 1312 par Lanzaroto Malocello), passe à l’attaque et Guillaume d’Andrac, gravement blessé, est ramené à Rubicon.
Bien plus, le roi Guadarfia s’évade de Rubicon et fait arrêter Ache qui est lapidé puis brûlé vif.
Enfin, les compagnons d’Andrac, furieux de l’attaque des hommes d’Ache s’attaquent aux habitants de l’île qui se réfugient dans les grottes.
Devant cette situation de conflit, Gadifer et ses compagnons envisagent de tuer tous les défenseurs autochtones de « Lancelot » mais le 15 avril 1403, pour la Pentecôte, 80 insulaires sont déjà baptisés.
Et la situation s’améliore encore avec l’arrivée à Graciosa du navire envoyé d’Espagne par Béthencourt ; il est chargé de vivres avec 80 hommes à bord dont 44 combattants.
L’exploration des îles
Après le déchargement des vivres à Rubicon, suivant les instructions données par Béthencourt, Gadifer embarque sur ce navire pour partir explorer les autres îles de l’archipel ; ils espèrent ramener du cuir, des graisses, des dattes, du sang de dragonnier (sève de cet arbre) et de l’orseille (un colorant).
La « barge » arrive tout d’abord à l’île d’Erbanye (Fuerteventura), Gadifer, Remonnet de Lavedan, Hannequin d’Auberbosc, Pierre de Rieulx, Jamet de Barège et d’autres, débarquent.
Ils sont 34 hommes accompagnant Gadifer, escaladant la montagne (724 mètres) pour examiner la contrée mais 21 Espagnols, épuisés, s’arrêtent à mi-hauteur, goûtant au charme d’une belle vallée (l’actuelle Vega de Rio Palmas près de Betancuria), mangeant « soubs le bel ombre, sur l’erbe vert, près des russiaulx courans ».
L’exploration continue.
Des Castillans sont assaillis par une cinquantaine de Canariens ; Remonnet de Lavedan, Hannequin d’Auberbosc, Geoffroy d’Auzouville et Gadifer viennent à leur secours.
Gadifer, déçu par les Espagnols ne comptera plus sur eux pour la suite du voyage qui va durer de juillet à octobre 1403.
Le navire arrive tout d’abord devant la Grant Canare (Grande Canarie) et mouille sur la côte est dans la baie de Gando.
500 Canariens sont sur le rivage et on procède au troc : hameçons, petits couteaux, vieux objets métalliques contre figues et sang de dragonnier.
Gadifer dispose d’un interprète (probablement un esclave canarien ayant séjourné en Espagne), Pierre le Canarien, qu’il envoie à Galdar (au nord-est de l’île) parler avec le roi.
Puis le navire repart, longe la côte de l’Ille d’Enfer (Tenerife) puis l’Ille de Fer (El Hierro), la plus occidentale de toutes, avant de revenir sur l’Ille de Gomere (La Gomera) où le navire mouille.
Mais il est impossible de descendre à terre devant l’opposition des habitants.
Le navire cingle alors vers l’Ille de Palmes (La Palma) mais les vents contraires le repousse vers l’Ille de Fer (El Hierro).
Là, on débarque.
L’île est petite (environ vingt kilomètres de long sur six de large) mais les explorateurs constatent qu’elle est bien arrosée (grâce surtout à un sommet de 1 500 mètres d’altitude qui accroche les nuages) et très fertile.
Les incursions des pirates l’ont dépeuplée, ils auraient emmené 400 de ses habitants en 1402.
Le navire repart, se ravitaille en eau à l’Ille de Palmes puis, en naviguant par l’autre côté de l’archipel, par le nord, le navire rentre à Rubicon en deux jours et deux nuits de navigation.
Entre-temps, à Lancelot, la garnison a fait régner l’ordre ; il y a beaucoup de morts et plus de cent prisonniers sont rassemblés au château de Rubicon.
A son retour, le navire qui a fait le tour des îles, fait provision de viande à Arrecife (sur la côte est de Lancelot) et rentre en Espagne avec Geoffroy d’Auzouville chargé de faire son rapport à Béthencourt.
Mais le navire de ce dernier est de retour à Rubicon avant ; Gadifer et ses compagnons viennent à sa rencontre, les Canariens baptisés se couchent à terre devant lui en signe de soumission.
Le 25 février 1404 le roi Guadarfia, de nouveau capturé, demande à être baptisé, ce « dont Mons de Béthencourt fut bien joyeux et toute la compagnie, car ils espéraient que c’estoit ung grant commencement pour avoir le demourant des Isles et pour les tirer tout à la foi chrestienne ».
Guadarfia sera baptisé le premier jour du Carême par Jean Le Verrier, chapelain de Béthencourt et sera nommé Louis. Puis tous se font baptiser après lui.
Leur instruction religieuse sera assurée par Jean Le Verrier et le frère Pierre Bontier, ils doivent maintenant parler la langue locale et le texte du « Canarien » nous donne alors le contenu de leur enseignement.
Gadifer fait état du résultat de son exploration des îles qui « sont de grant prouffit et fort plaisantes et en bon ayr et gracieulx, et ne faut point douter que cy en avoit gens comme il y en a en France, qui sceussent faire leur prouffit, se seroient unes fort bonnes isles et profitables ».
Lui et Béthencourt en tirent des conclusions favorables : la conquête en est facile ; le Portugal, l’Espagne et l’Aragon peuvent fournir des vivres et des navires contre paiement ; la route est facile, cinq ou six jours pour Séville, deux semaines pour La Rochelle.
Elles sont « le plus sayn pais que on peult trouver, grant et large garmy de touls biens, de bonnes rivières et de grosses villes ».
De là, par ailleurs, Béthencourt pense atteindre la côte saharienne et rejoindre le royaume du Prêtre Jean, un royaume chrétien mythique au cœur de l’Afrique, vers l’Ethiopie ; l’aventure ne s’arrêtera pas là.
Béthencourt prévoit de partir explorer les régions du Cap Cantin, du Cap Bojador et du Rio de Oro (le fleuve Sénégal).
Il s’informe de la géographie des côtes sahariennes grâce à un livre réalisé par un frère mendiant qui les a parcourues : la côte du Maroc à la Guinée, la Nubie du Prêtre Jean, on croit alors que le Rio de Oro (le Sénégal) est un bras de Nil.
Il veut ouvrir le chemin de ce fleuve, « le chemin du fluve de l’or ; car s’il en venoit à bonne fin, se seroit grandement l’onneur et le prouffit du royaulme de France et de tous les royaulmes crestiens, veu que l’on approcheroit les marches de Prestre Jean, dont tant de biens et de richesses viennent.
« Et ne doit on point doubter que moult de choses sont demourés au temps passé par deffaulte d’entreprise… »
Ce sont bien là des paroles de Normands, dans le droit sillage des Vikings et n’oublions pas que les marins de Dieppe ont établi des comptoirs sur les côtes de l’actuel Sénégal dès le XIVe siècle, bien avant les Portugais.
Béthencourt poursuit sa conquête
Même si les conditions de séjour aux Canaries sont encore inconfortables – approvisionnement alimentaire limité, nuits à la belle étoile – la colonisation va se renforcer.
Cependant, Gadifer est songeur, il dit à Béthencourt, puisqu’il est le seigneur des Canaries, qu’il pourrait lui attribuer l’une des îles.
Béthencourt lui répond qu’il est trop tôt pour en parler puisque les autres îles ne sont pas encore conquises.
Gadifer est alors décidé à rentrer en France.
Béthencourt passe alors trois mois dans l’Ille d’Erbanye, fait des prisonniers et fait construire un château nommé « Richeroque » sur un flanc de montagne, sur une fontaine vive à une lieue de la mer (actuel Pozo Negro, au sud-est de l’île).
Les rapports sont maintenant tendus entre Béthencourt et Gadifer.
Cependant, le premier envoie le second quinze jours plus tard, le 25 juillet 1404, explorer à nouveau la Grant Canare.
Le navire mouille pour onze jours au sud de l’île, à Arguineguin. Pierre le Canarien revient avec les dignitaires (l’île est partagée en deux royaumes, celui du nord à Galdar, et celui du sud dont la capitale est Telde).
Mais, voyant que les Européens ne sont pas nombreux, les Canariens tentent de les attaquer.
Hannibal, le bâtard de Gadifer, est blessé.
Le bateau appareille et va s’arrêter deux jours en baie de Gando venant de revenir à Erbanye, où Béthencourt était resté.
Là, nouvelle altercation entre les deux hommes ; Gadifer rentre définitivement en France, déçu de ne pas avoir une île à lui.
Après le départ de Gadifer, Béthencourt est retourné en Espagne pour conforter les relations avec le roi ; il en est revenu avec les lettres relatives à sa seigneurie dûment enregistrées.
Puis il revient à Erbanye.
Le 7 octobre 1404, à Richeroque, quinze hommes sont attaqués par les Canariens, six ont été tués et les autres blessés ; Béthencourt décide d’abandonner Richeroque, aussitôt pillé par les autochtones pour Baltarhays (Betancuria), une autre forteresse où se trouve Hannibal.
Lors des combats qui suivent, les Canariens baptisés se battent dans les rangs des hommes de Béthencourt.
Le 1er novembre, il fait réaménager Richeroque.
Les Canariens se battent à coups de pierres qu’ils « manient biaucoup mieulx que ung crestien, et sont fort legeres gens, ilz courent comme levres ».
Mais, finalement, devant l’inégalité entre les armements et ayant appris que les baptisés sont bien traités par les chrétiens, les deux rois de l’île – Guizé et Ayoze – se rencontrent et décident de se soumettre.
Après avoir envoyé un émissaire à Béthencourt, l’accord a lieu.
Le 18 janvier 1405, le roi du nord de l’île (royaume de Maxorata), Guize, vient se faire baptiser avec 41 personnes ; 22 autres baptêmes ont lieu le 20 janvier.
Le 25 janvier, Ayoze, roi de Jandia (partie sud), vient avec 46 personnes, ils seront baptisés le 28 dans la chapelle dédiée à la Vierge que Béthencourt a fait édifier, actuelle Santa Maria de Betancuria.
Guize est baptisé sous le nom de Louis et « le roy sarazin », Ayoze sous celui d’Alphonse.
Béthencourt désigne alors Jehan le Courtois comme son lieutenant et part pour la France ; il rejoint le port de Harfleur en vingt et un jours.
Jean de Béthencourt est chaleureusement accueilli à Grainville et, huit jours plus tard, il prépare déjà son retour.
Plusieurs gentilshommes normands proposent de l’accompagner : Richard de Grainville (un parent), Jean de Bosville, Jean du Plessis, Maciot de Béthencourt (son neveu). 80 hommes d’armes (23 d’entre eux avec leurs femmes) feront partie de cette expédition.
Il emmène aussi des artisans et des agriculteurs : onze de Grainville (dont Jean Avisse et Pierre Girard), trois de Bosville, du Hanouard, de Beuzeville, « biaucoup de villagez de Caulx ».
Après l’exploration préparatoire, la colonisation normande va maintenant commencer. La fête dure trois jours puis tout ce monde se rend à Harfleur pour embarquer le 9 mai 1405.
La colonisation normande
Les navires arrivent à l’Ille Lancelot et comme beaucoup de jeunes de l’expédition avaient emmené avec eux leurs instruments de musique, ils font un tel concert aux Canariens que ceux-ci en sont tout ébahis et réjouis.
Ils font un accueil enthousiaste à Béthencourt, leur roi.
Les Normands qui viennent d’arriver sont heureux de voir ce pays qui leur plaît.
Hannibal dit alors à Béthencourt que si l’on avait commencé la conquête avec une aussi belle compagnie, les choses seraient plus avancées.
Béthencourt se rend alors à Erbanye.
Mais Le Courtois et Hannibal rappellent Béthencourt à la réalité : ils proposent la conquête de la Grant Canare disant que ce sera chose facile.
Béthencourt ne le pense pas : « je suis averti qu’ilz sont 10.000 gentilz hommes ».
Mais il accepte d’amener là-bas Le Courtois et de laisser son neveu Maciot pour le représenter.
Le lendemain, à l’occasion du baptême d’un enfant canarien, Jean, Béthencourt offre une petite statue de la Vierge à la chapelle Notre-Dame amenée par lui de Normandie.
Elle se trouve actuellement dans l’église de Vega Del Rio Palmas, il s’agit de la « Virgen de la Pena », haute d’environ 25 centimètres.
Il a amené aussi des ornements liturgiques, un missel et deux petites cloches. Jean Le Verrier sera le curé de cette Notre-Dame de Béthencourt.
Le 6 octobre 1405, il part pour la Grant Canare avec deux nefs et une autre fournie par le roi d’Espagne.
Mais les vents sont contraires et les nefs sont poussées sur les côtes d’Afrique, près du Cap Bojador, Béthencourt et ses hommes descendent à terre, prennent 3 000 chameaux mais ne peuvent les embarquer.
Ils repartent. La tempête les disperse : une seule nef arrive à Grant Canare, une autre à l’Ille de Palmes et la troisième se retrouve à Erbanye.
Béthencourt est sur la nef arrivée à destination.
Il discute à plusieurs reprises avec le roi Artamy, l’île est dirigée par deux rois, deux ganartemes.
Mais arrive alors le troisième navire, Jean Le Courtois, Guillaume d’Auberbosc, Andrac, Hannibal et d’autres.
Ayant fait un crochet par la côte d’Afrique, ils se sont enhardis et, contre l’avis de Béthencourt, ils sont 45 à descendre à terre au sud de l’île, à Arguineguin.
Ils attaquent mais les Canariens ripostent et les poursuivent jusque dans leurs canots en tuant 22 d’entre eux, dont Guillaume d’Auberbosc (qui déclencha l’attaque), Geoffroy d’Auzouville, Guillaume d’Allemagne, Jean Le Courtois (lieutenant de Béthencourt), Hannibal (bâtard de Gadifer), Seguirgal, Girard de Sonbray et d’autres.
Après cet échec, Béthencourt repart alors avec ses deux navires et rejoint le troisième à l’Ille de Palmes.
De nouveau des combats : cinq tués du côté de Béthencourt, plus de cent de l’autre.
Mais Béthencourt avait obtenu du roi et de la reine d’Espagne un interprète, originaire de l’Ille de Gomere, nommé Augeron, qui était frère d’Armiche, roi de l’Ille de Fer (El Hierro).
Béthencourt tente alors sa chance sur cette île, après les pertes qu’il vient de subir. Le roi Armiche vient, en confiance, le rencontrer avec 111 personnes.
Contre toute attente, Béthencourt l’emprisonne ainsi que trente de ses compagnons, les autres sont répartis, quelques-uns sont vendus comme esclaves.
Il cherche ainsi calmer ses compagnons après les pertes subies et voulait installer à l’Ille de Fer un grand nombre de Normands qu’il avait amenés.
Ainsi, l’île étant devenue déserte, cent vingt ménages, notamment « de ceulx qui congnoissoient mieulx le labour », y sont installés.
Il revient ensuite à Erbanye, s’installe à Baltarhays (Betancuria) et, après avoir distribué les terres à la satisfaction de tous, il organise le nouveau royaume. L’impôt sera égal au cinquième de toute production (c’est modéré si l’on considère qu’actuellement en France l’Etat prend 45,2 % de tout ce qui est produit en taxes, impôts et charges sociales).
L’orseille (un colorant) est monopole du roi.
Pour ce qui est de la dîme au profit de l’Eglise, elle sera à taux réduit en attendant l’arrivée d’un évêque.
Il donne comme consigne à Maciot de Béthencourt, lieutenant et gouverneur des îles, que Dieu soit honoré et que les « gens du pais fussent tenus doucement et amoureusement ».
Il nommera des sergents qui rendront la justice sous son contrôle avec l’assistance d’un jury.
Maciot aura un tiers de l’impôt, le reste, pendant cinq ans, sera utilisé pour la construction d’églises, de bâtiments ou aux réparations.
Il devra suivre les coutumes de France et de Normandie.
Puis Béthencourt attribue des domaines aux deux rois convertis et parcourt l’île pendant deux mois avant son départ qui a lieu le 15 décembre 1405.
Sept jours plus tard, il est à Séville. Il est reçu somptueusement par le roi à Valladolid.
Il est décidé de nommer Alberto de las Casas comme évêque des Canaries, un très bon clerc qui parle bien « le langage de Canare ».
Béthencourt se rend ensuite à Rome, est reçu par le Pape et il lui propose de s’enfoncer en Afrique à partir des Canaries.
Béthencourt, via Florence et Paris, rejoint enfin la Normandie et son château de Grainville.
En 1415, la guerre de Cent Ans reprend et, en 1418, il doit demander aux Anglais, maintenant établis en Pays de Caux, un double sauf-conduit pour que puissent naviguer librement ses deux navires.
C’est la guerre qui interrompt son commerce avec les Canaries.
Le 17 octobre 1418, ne pouvant à la fois être vassal du roi d’Angleterre et du roi d’Espagne, il donne un pouvoir à son neveu Maciot qui fait donation des sept îles, le 15 novembre, à Dom Enrique de Guzman, comte de Niebla ; Maciot reste gouverneur des Canaries.
En 1421, Jean de Béthencourt cède tous ses biens à son frère Regnault IV, grand ami des Anglais.
Il meurt dans son château de Grainville en 1425 sans avoir revu les Canaries.
Mais, en 1448, Maciot de Béthencourt est chassé par Fernan Peraza, un des successeurs du comte de Niebla.
La Gomera est conquise cette année là, la grande Canarie le sera entre 1478 et 1483, La Palma en 1492-1493 et Tenerife de 1494 à 1496.
Le souvenir de Jean de Béthencourt et des Normands s’est bien conservé aux Canaries.
La petite Vierge en albâtre qu’il a offert pour la chapelle Notre-Dame est le plus ancien objet européen conservé dans les îles.
Nombre de Canariens portent encore le nom de Betancor, Béthencourt, etc. avec de nombreuses variantes (souvenir d’origines normandes ?).
A Grainville-la-Teinturière, l’Association Jean de Béthencourt a relancé ces liens, en jumelant Grainville avec Betancuria et Teguise en 1985.
Cette colonisation des Canaries par les Normands est particulièrement précoce, elle a lieu en pleine guerre de Cent Ans, au tout début du XVe siècle, deux générations environ avant l’exploration des côtes d’Afrique par les Portugais et plus de trois générations avant la découverte de « l’Amérique » par Christophe Colomb.
Alors que naît Jeanne d’Arc, la colonie est déjà solidement établie.
Béthencourt est un précurseur, il a établi des Normands au large des côtes de l’Afrique environ un siècle avant les grandes découvertes.
Il est un devoir de faire mieux connaître son histoire et de fortifier les liens avec les Canaries.
Crédit : Patrimoine Normand
Source : http://www.patrimoine-normand.com/index-fiche-44378.html